01 mars 2019 Texte paru dans le n° 6 de la revue papier Ballast printemps 2017 Un beau matin, la police franÂçaise est arriÂvĂ©e, on a ramasÂsĂ© tout le monde, moi comÂpris, et Drancy Ă nouÂveau. Mais eux ont tout de suite Ă©tĂ© dĂ©porÂtĂ©s », nous raconte Adolfo Kaminsky aprĂšs nous avoir ouvert les portes de son apparÂteÂment. Le jeune homme, enfant de parents exiÂlĂ©s, traÂvaillait alors pour la RĂ©sistance comme fausÂsaire. La guerre acheÂvĂ©e, le phoÂtoÂgraphe proÂlonÂgea cet engaÂgeÂment jusÂquâau dĂ©but des annĂ©es 1970 aux cĂŽtĂ©s dâinÂdĂ©ÂpenÂdanÂtistes algĂ©Âriens, de disÂsiÂdents antiÂfasÂcistes et dâacÂtiÂvistes sud-afriÂcains. Cela, perÂsonne ne lâauÂrait proÂbaÂbleÂment jamais su si sa fille nâaÂvait pas insisÂtĂ© pour recueillir sa parole et la rendre publique, en 2009, dans un ouvrage bioÂgraÂphique. Câest ce derÂnier qui nous a conduits jusÂquâĂ lui. â° Par Hassina MechaĂŻ Quand on lui demande de ses nouÂvelles, Adolfo Kaminsky rĂ©pond avec un souÂrire Oh, on ne rajeuÂnit pas. » LâĆil gauche est vif, le droit Ă©teint. Lâhomme a les yeux noirs â la faute aux proÂduits chiÂmiques utiÂliÂsĂ©s pour ses traÂvaux de fausÂsaire. Ils Ă©taient verts, avant. Ceux que jâutilisais pour sauÂver les gens les ont assomÂbris », prĂ©Âcise-t-il. CâĂ©tait Paris, en 1943. Rester Ă©veillĂ©. Ne pas cĂ©der au somÂmeil. Surtout pas. Les vapeurs des proÂduits engourÂdissent. La cadence est inferÂnale dans le petit laboÂraÂtoire clanÂdesÂtin du mouÂveÂment de rĂ©sisÂtance de la 6e EIF1, au 17 de la rue des Saints-PĂšres. Adolfo Kaminsky a tout juste 18 ans. LâĂąge de lâintranquillitĂ© mais non de lâinsouciance dans ce Paris occuÂpĂ©. Marc Hamon â nom de code Pingouin » â vient de lui pasÂser comÂmande de faux papiers pour plus de trois cents enfants franÂçais de confesÂsion juive. Ce membre de lâEIF a recruÂtĂ© Adolfo Kaminsky pour ses talents de chiÂmiste dans ce laboÂraÂtoire clanÂdesÂtin. Une rafle visant dix maiÂsons dans la rĂ©gion pariÂsienne est prĂ©Âvue par la police de PĂ©tain. Il faut de tout cartes dâalimentation, cerÂtiÂfiÂcats de bapÂtĂȘme, actes de naisÂsance et laisÂsez-pasÂser colÂlecÂtifs. Le dĂ©lai est court, trois jours seuleÂment. Tout le laboÂraÂtoire sâattelle Ă ce traÂvail, le souffle couÂpĂ© Ă lâidĂ©e de ne pas y arriver. Une rafle visant dix maiÂsons dans la rĂ©gion pariÂsienne est prĂ©Âvue par la police de PĂ©tain. » Les papiers sâenchaĂźnent dans cet ateÂlier dont la jeuÂnesse des membres Ă©tonne encore aujourdâhui. Adolfo se souÂvient des camaÂrades avec qui il traÂvaillait Le plus ĂągĂ© avait 24 ans. Moi, 18. Leur traÂvail Ă©tait de convoyer les enfants vers les caches, Ă traÂvers les fronÂtiĂšres ausÂsi, vers lâEspagne, vers la Suisse. Ils ont fait du trĂšs bon traÂvail. CâĂ©tait une misÂsion pour laquelle il falÂlait dâabord des papiers. Ces papiers serÂvaient ensuite Ă sauÂver des milÂliers dâenfants. » Il faut ĂȘtre dĂ©liÂcat il ne sâagit pas seuleÂment de tout fourÂnir en temps et en heure ; les papiers doivent ĂȘtre parÂfaits. Un dĂ©faut, et câest la mort assuÂrĂ©e pour ceux Ă qui ils sont desÂtiÂnĂ©s. Adolfo contrĂŽle sans cesse, au bord de lâĂ©puisement, de la synÂcope. Il lâa rĂ©suÂmĂ© ainÂsi sâil sâendort une heure, câest trente vies de perÂdues. Alors, quand la fatigue le prend, Adolfo marche et se gifle pour se rĂ©veiller⊠Qui sauve une vie sauve le monde entier », jurent Ă la fois le Talmud et le Coran. Enfants juifs, rĂ©sisÂtants, mais ausÂsi surÂviÂvants des camps, felÂlaÂghas algĂ©Âriens, miliÂtants antiÂfranÂquistes, anti-Salazar ou anti-aparÂtheid leur surÂvie est susÂpenÂdue aux faux papiers quâAdolfo Kaminsky a confecÂtionÂnĂ©s dans ses ateÂliers clandestins. Aujourdâhui, Ă 91 ans, il a derÂriĂšre lui une vie presquâentiĂšrement consaÂcrĂ©e Ă sauÂver les autres. En plein hiver, nous renÂdons visite Ă son Ă©pouse et Ă sa fille. Un petit apparÂteÂment lumiÂneux et moderne, trĂšs humble dans le Paris chic. Le vieil appaÂreil phoÂto en bois avec soufÂflet Je lâai acheÂtĂ© dans les annĂ©es 1940, et il marche encore ! » trĂŽne dans le salon. Sur les murs, des cliÂchĂ©s dâun Paris dâun autre temps un libraire et ses chats, un couple sous la pluie, une ruelle vide, la nuit. Quelque cinÂquante mille autres dorment dans ses archives. Adolfo nous entraĂźne dans son ateÂlier une piĂšce de cinq ou six mĂštres carÂrĂ©s â une seule perÂsonne peut sây tenir â qui sert de chambre de dĂ©veÂlopÂpeÂment. Ce jour-lĂ , nous avons renÂconÂtrĂ© un mensch2. StĂ©phane Burlot Ballast Un homme Son Ă©tat civil tient en peu de mots, qui ne disent rien du moudÂjaÂhid quâil fut plus tard, ni du pĂšre, grand-pĂšre, et mari de la lumiÂneuse LeĂŻla quâil est dĂ©sorÂmais NĂ© en Argentine le 1er octobre 1925 de parents juifs russes. » Ils ne disent pas non plus quâAdolfo Kaminsky Ă©tait rĂ©sisÂtant, spĂ©ÂciaÂliÂsĂ© dans la fabriÂcaÂtion de faux papiers pour laquelle il refuÂsa touÂjours dâĂȘtre payĂ©. Jâaimerais ĂȘtre reconÂnu en tant que phoÂtoÂgraphe et artiste. Ainsi, jâaurais quelque chose Ă laisÂser Ă mes enfants, car nous vivons sur la retraite de mon Ă©pouse. » Lâhomme parle douÂceÂment, lenÂteÂment. Il donne ainÂsi corps et mots Ă sa vie tumulÂtueuse. Il pose sa voix, mĂ©tiÂcuÂleuÂseÂment, sans jamais hĂ©siÂter sur ses souÂveÂnirs. Ils sont lĂ , prĂ©Âsents de façon Ă©viÂdente. Sur le visage trĂšs mobile passent les ombres dâune mĂ©moire souÂvent douÂlouÂreuse. Lâamusement, ausÂsi, une lĂ©gĂšre disÂtance iroÂnique avec les Ă©vĂšÂneÂments. Et puis lâĂ©tonnement et lâindignation quand il Ă©voque cerÂtains Ă©piÂsodes de sa vie Drancy, AloĂŻs Brunner, le fasÂcisme et le colonialisme. Sur le visage trĂšs mobile passent les ombres dâune mĂ©moire souÂvent douÂlouÂreuse. Lâamusement, ausÂsi, une lĂ©gĂšre disÂtance iroÂnique avec les Ă©vĂšnements. » Parfois, il arrive quâAdolfo Kaminsky sâillumine lorsquâil parle de sa famille et de son traÂvail de phoÂtoÂgraphe. Les yeux de ses enfants portent la trace, intense, du vert de son regard de jeune homme Sarah, comĂ©Âdienne, JosĂ© â plus connu sous son nom de rapÂpeur, RocĂ© » â et Atahualpa â prĂ©ÂnomÂmĂ© ainÂsi en homÂmage au poĂšte et chanÂteur argenÂtin Atahualpa Yupanqui. Trois enfants quâil a eus avec LeĂŻla, son Ă©pouse algĂ©Ârienne, Ă©gaÂleÂment phoÂtoÂgraphe Ă ses heures, renÂconÂtrĂ©e dans le dĂ©sert du Grand Sud alors quâelle Ă©tait Ă©tuÂdiante en droit dans les annĂ©es 1970. Je suis trĂšs fier de mes trois petits », glisse-t-il souÂdain sur le ton de la confiÂdence, incliÂnant sa longue silÂhouette vers les phoÂtos des petits-enfants Kaminsky que comÂmente Sarah. Des souÂrires percent dans la converÂsaÂtion Adolfo Kaminsky a, sans conteste, un humour trĂšs fin. Le feu du phoÂtoÂgraphe couve encore dans sa voix. Si ce mĂ©tier a constiÂtuĂ© une couÂverÂture comÂmode pour son actiÂviÂtĂ© de fausÂsaire, ainÂsi quâun rĂ©el gagne-pain, il fut avant tout une sinÂcĂšre pasÂsion. StĂ©phane Burlot, phoÂtoÂgraphe prĂ©Âsent le jour de lâentretien, sâagite autour de lui en un balÂlet disÂcret Adolfo Kaminsky observe, sans jamais prendre la pose, plus proÂfesÂsionÂnel que modĂšle Attendez, vouÂlez-vous que jâouvre les rideaux, je suis Ă contre-jour ? » Puis, interÂromÂpant souÂdain ses souÂveÂnirs Ă©greÂnĂ©s et se tourÂnant vers lâappareil de StĂ©phane Câest un Leica ? Câest du numĂ©Ârique, oui ? Câest beau, mais câest lourd. » Le geste est prĂ©ÂveÂnant et doux. Quand le phoÂtoÂgraphe dĂ©cide dâutiliser un flash, le modĂšle sâagite Il falÂlait me le dire, jâaurais sorÂti un pied. » Un livre rĂ©unisÂsant les trĂšs nomÂbreux cliÂchĂ©s de son pĂšre ainÂsi quâune expoÂsiÂtion sont prĂ©Âvus en 2017, nous informe Sarah. StĂ©phane Burlot Ballast Aux origines dâun engagement InterrogĂ© sur ce qui a forÂgĂ© son parÂcours, Adolfo Kaminsky rĂ©flĂ©Âchit dâabord lonÂgueÂment avant de nous livrer deux faits fonÂdaÂteurs. En preÂmier lieu, lâexil forÂcĂ© en Argentine que subirent ses parents. Fuyant les pogroms tsaÂristes, ils sâinstallĂšrent dâabord en France, pays des droits de lâHomme », dâoĂč ils furent expulÂsĂ©s aprĂšs la RĂ©volution russe de 1917, dĂ©siÂgnĂ©s comme rouges ». Quand ils essaieÂront dây reveÂnir, un autre pĂ©riple sans fin mĂšneÂra les Kaminsky de Buenos Aires Ă Marseille, avant quâils ne soient expulÂsĂ©s vers la Turquie. Un nouÂvel exil sur les bords du Bosphore, dans une extrĂȘme misĂšre, laisÂseÂra des traces indĂ©ÂlĂ©Âbiles. LĂ , câest un enfant sidĂ©ÂrĂ© qui apprend la valeur des papiers dâ idenÂtiÂtĂ© », prĂ©Âcieux sĂ©same â seul viaÂtique posÂsible pour se doter dâune exisÂtence juriÂdique, donc plus stable. Il intĂšgre rapiÂdeÂment que celui qui nâa pas de papiers est condamÂnĂ© Ă une exisÂtence fanÂtoÂmaÂtique. Le sans-papier est un paria », au sens dĂ©fiÂni par Hannah Arendt â celui qui est condamÂnĂ© Ă ĂȘtre en-dehors de la sociĂ©ÂtĂ©. Les papiers dâidentitĂ©, il le comÂprend, donnent le droit dâavoir des droits », et notamÂment celui de bĂ©nĂ©ÂfiÂcier de la proÂtecÂtion dâun Ătat. Ils lui avaient raconÂtĂ© ce qui sây pasÂsait, câest-Ă -dire les chambres Ă gaz et les expĂ©Âriences mĂ©diÂcales sur les interÂnĂ©s. » Tout juste adoÂlesÂcent, Adolfo perd sa mĂšre dans des cirÂconsÂtances troubles. Cette derÂniĂšre est retrouÂvĂ©e morte sur une voie ferÂrĂ©e, Ă Paris. On annonce Ă la famille quâelle serait tomÂbĂ©e dâun train en marche. Pourtant, des annĂ©es aprĂšs, Adolfo sâinterroge encore sur cette mort. Sa mĂšre sâĂ©tait en effet renÂdue dans la capiÂtale afin dâavertir son frĂšre, LĂ©on, quâil Ă©tait recherÂchĂ© par la Gestapo⊠Autre Ă©vĂšÂneÂment pilier pour Adolfo son interÂneÂment Ă Drancy. Au cours de lâĂ©tĂ© 1943, toute la famille, qui vit alors en Normandie, est arrĂȘÂtĂ©e. Dans le train en route vers le camp, le frĂšre aĂźnĂ© dâAdolfo, Paul, a la prĂ©Âsence dâesprit dâĂ©crire pluÂsieurs lettres Ă lâintention du consul dâArgentine en prĂ©ÂciÂsant les noms de chaÂcun dâentre eux, rĂ©claÂmant la proÂtecÂtion du pays au nom de leur citoyenÂneÂtĂ©. Il sĂšme ces courÂriers tout au long du voyage, dans lâespoir que quelquâun les trouve et les poste â espoir dâun geste de soliÂdaÂriÂtĂ© anoÂnyme qui se proÂduiÂra effectivement. Ă Drancy, on sĂ©lecÂtionne les gens pour aller traÂvailler » en Allemagne â câest du moins ce quâon leur dit Jâai Ă©tĂ© trĂšs marÂquĂ© par mon interÂneÂment. On nous disait que des enfants, des bĂ©bĂ©s, parÂtaient en Allemagne pour y ĂȘtre employĂ©s. Jâai mĂȘme vu une femme de 104 ans sur un branÂcard, dont on disait quâelle allait traÂvailler lĂ -bas. On preÂnait les gens pour des imbĂ©Âciles. Depuis 1942, on savait. Mon pĂšre avait reçu des anciens du Bund3, des Allemands qui fuyaient le nazisme. Ils lui avaient raconÂtĂ© ce qui sây pasÂsait, câest-Ă -dire les chambres Ă gaz et les expĂ©Âriences mĂ©diÂcales sur les interÂnĂ©s. Radio Londres, dĂšs 1942, avait difÂfuÂsĂ© des mesÂsages Ă ce sujet. Et ensuite on nâen a plus parÂlĂ©. Mais câĂ©tait connu et reconÂnu. » Le direcÂteur du camp est AloĂŻs Brunner. Lâun des maĂźtres dâĆuvre les plus acharÂnĂ©s de lâextermination des Juifs dâEurope, notamÂment en France. Ce resÂponÂsable nazi, qui aimait Ă insÂpecÂter les priÂsonÂniers sur lesÂquels il avait droit dâenfer ou de mort, sâarrĂȘte devant le jeune Adolfo. Ce derÂnier souÂtient son regard sans cilÂler. Il avait lâhabitude que les gens plient devant lui, mais pour moi ce nâĂ©tait pas posÂsible. Et il nây avait aucune raiÂson. Je nâavais pas Ă baisÂser la tĂȘte et je le regarÂdais droit dans les yeux », dit-il avec une indiÂgnaÂtion intacte plus de soixante-dix ans plus tard. StĂ©phane Burlot Ballast Câest alors que lâune des lettres de Paul arrive Ă desÂtiÂnaÂtion ; le consuÂlat dâArgentine interÂvient et les Kaminsky sont libĂ©ÂrĂ©s au bout de trois mois. Ils sont Ă Paris, sans le sou, souÂmis aux lois antiÂjuives qui plombent le quoÂtiÂdien dĂ©jĂ gris. Puis, un beau matin, la police franÂçaise est arriÂvĂ©e et a ramasÂsĂ© tout le monde â moi avec â, et câĂ©tait Drancy Ă nouÂveau. Pour mon cas, on a dit que câĂ©tait une erreur, et on mâa relĂąÂchĂ©. Mais les resÂsorÂtisÂsants argenÂtins Ă©taient arrĂȘÂtĂ©s Ă ce mĂȘme moment car les relaÂtions diploÂmaÂtiques avec lâArgentine Ă©taient romÂpues, et jâai eu de la chance, Ă quelques heures prĂšs, dâavoir Ă©tĂ© libĂ©ÂrĂ© pour la seconde fois ». Suite Ă un cafouillage admiÂnisÂtraÂtif, les Kaminsky sont Ă nouÂveau relĂąÂchĂ©s. Jâai surÂvĂ©Âcu au camp de Drancy. Jây ai pasÂsĂ© trois mois et jâai vu dĂ©porÂter des milÂliers de perÂsonnes. Et câest assez culpaÂbiÂliÂsant, quand tout le monde a disÂpaÂru, dâĂȘtre celui qui reste. » Tout lâengagement dâAdolfo tient dans ce assez culpaÂbiÂliÂsant », sur lequel il ne sâattarde pas. Une fois Ă Paris, la famille se disperse. Un authentique faussaire Tu sais retiÂrer les taches dâencre ?, me demanÂda-t-il. Oui. Et les encres indĂ©ÂlĂ©Âbiles ? Je lui ai rĂ©ponÂdu quâil nâexistait pas dâencre indĂ©ÂlĂ©Âbile. » Adolfo est libre mais il doit se cacher, et traÂvailler. Pas simple Ă conciÂlier. Il falÂlait des faux papiers et il falÂlait disÂpaÂraĂźtre. Câest lĂ que mon pĂšre mâa trouÂvĂ© un contact. Jâavais renÂdez-vous avec un jeune des EIF, mais cela, je ne le savais pas du tout. Il mâa dit On se voit en face de la faculÂtĂ© de mĂ©deÂcine, Ă telle heure, juste en-desÂsous de la staÂtue. Il mâa dit quâil aurait un jourÂnal Ă la main. On sâest trouÂvĂ©s. Il mâa demanÂdĂ© alors quel nom je vouÂlais prendre, je lâignorais. Il mâa dit Keller car il falÂlait garÂder les mĂȘmes iniÂtiales, Adolphe Julien Keller, cela fait alsaÂcien. » Adolfo dĂ©taille le souÂveÂnir de cette renÂcontre fonÂdaÂmenÂtale. Il me dit Jâindique que tu es Ă©tuÂdiant. Jâai rĂ©ponÂdu Non, je dois traÂvailler, je nâai pas un sou. Jâai prĂ©ÂciÂsĂ© Je suis teinÂtuÂrier. Mon contact sâest renÂdu compte, et moi ausÂsi du coup, que jâavais des connaisÂsances utiles. Tu sais retiÂrer les taches dâencre ?, me demanÂda-t-il. Oui. Et les encres indĂ©ÂlĂ©Âbiles ? Je lui ai rĂ©ponÂdu quâil nâexistait pas dâencre indĂ©ÂlĂ©Âbile. » Enfant sans diplĂŽme attiÂrĂ© par la peinÂture Mes parents ont dĂ©truit toutes mes toiles pour ne pas que jâenvisage dâen faire un mĂ©tier ! », la chiÂmie, et plus tard la phoÂtoÂgraÂphie, ce sinÂcĂšre pasÂsionÂnĂ© dâencre et de papier fut trĂšs vite intĂ©ÂgrĂ© comme apprenÂti dans une teinÂtuÂreÂrie oĂč il acquit les techÂniques nĂ©cesÂsaires pour effaÂcer les taches, mĂȘme les plus redouÂtables, et blanÂchir comme noirÂcir les tisÂsus. Je suis alors arriÂvĂ© dans le laboÂraÂtoire de la 6e. Ils Ă©taient tous Ă©tonÂnĂ©s de toutes les trouÂvailles techÂniques que jâapportais, qui ont Ă©tĂ© ensuite parÂtaÂgĂ©es avec tous les autres laboÂraÂtoires de France. Nous sommes deveÂnus un laboÂraÂtoire clanÂdesÂtin trĂšs actif », raconte-t-il. Une heure de somÂmeil, trente vies. Le syndrome de madame Drawda Et puis il y a madame Drawda, rue Oberkampf. Une Française juive perÂsuaÂdĂ©e que jamais la France ne les livreÂra, elle et ses quatre enfants, Ă lâoccupant nazi. Quand Adolfo Kaminsky, ombre qui se glisse dans la nuit, vient lâavertir dâune rafle proÂchaine par la police franÂçaise et lui proÂpoÂser des faux papiers, madame Drawda sâen irrite presque. Nâest-elle pas franÂçaise depuis pluÂsieurs gĂ©nĂ©ÂraÂtions ? Nâest-elle pas une perÂsonne honÂnĂȘte ? Son refus de fuir avec les faux papiers est net. Adolfo Kaminsky en parle encore avec douÂleur Sous lâOccupation, il y a avait la police de PĂ©tain. Cette femme ne se renÂdait pas compte quâil sâagissait de colÂlaÂboÂraÂtion. PĂ©tain a fait tout ce que les Allemands ont vouÂlu. Elle consiÂdĂ©Ârait quâelle Ă©tait une citoyenne du pays, quâelle nâavait rien fait de mal. » Adolfo se raiÂdit un peu plus, hoche la tĂȘte et murÂmure Elle ne se renÂdait pas compte⊠» Cette mĂšre et ses quatre enfants, morts dâavoir cru en la France de PĂ©tain, ceux-lĂ ont hanÂtĂ© sa mĂ©moire. Il nâen dit pas plus, laisÂsant plaÂner un long silence. StĂ©phane Burlot Ballast Le Juif athĂ©e quâil est accorde une place Ă lâinjonction biblique du Zakhor, Souviens-toi » ; il conclut simÂpleÂment, aprĂšs avoir relaÂtĂ© ce drame Je leur ai fait une place dans mes souÂveÂnirs. Les Juifs franÂçais Ă©taient dans le piĂšge du marĂ©Âchal PĂ©tain. Ils Ă©taient franÂçais, ils Ă©taient en rĂšgle, ils avaient fait la guerre ou leur serÂvice miliÂtaire, ils ne se renÂdaient pas compte. Jusquâau bout. Ils penÂsaient y Ă©chapÂper. » Il se souÂvient parÂtiÂcuÂliĂšÂreÂment dâanciens offiÂciers de la PremiĂšre Guerre monÂdiale, interÂnĂ©s comme lui dans le camp de Drancy. BardĂ©s de mĂ©dailles obteÂnues pour la France, ces miliÂtaires Ă©taient tous juifs ; tous croyaient que le hĂ©ros de Verdun », leur hĂ©ros, le marĂ©Âchal PĂ©tain, leur serait loyal. Le vieil homme se souÂvient, lĂ ausÂsi Jâai Ă©tĂ© interÂnĂ© dans un camp avec des offiÂciers de la guerre de 1914 hauÂteÂment graÂdĂ©s, des grands blesÂsĂ©s⊠tous ces offiÂciers disaient du marĂ©Âchal PĂ©tain que câĂ©tait leur MarĂ©chal, quâil ne leur ferait jamais de mal. Mais un beau matin, la police franÂçaise est arriÂvĂ©e, on a ramasÂsĂ© tout le monde, moi comÂpris, et Drancy Ă nouÂveau. Mais eux ont tout de suite Ă©tĂ© dĂ©porÂtĂ©s, et ensuite ça a Ă©tĂ© le four. » Court silence, puis PĂ©tain a fait tout ce que les Allemands ont vouÂlu. » Silence Ă nouÂveau. TrĂšs long, cette fois. Du bon sens Mais un beau matin, la police franÂçaise est arriÂvĂ©e, on a ramasÂsĂ© tout le monde, moi comÂpris, et Drancy Ă nouÂveau. Mais eux ont tout de suite Ă©tĂ© dĂ©porÂtĂ©s, et ensuite ça a Ă©tĂ© le four. » Quels sont donc les resÂsorts â poliÂtiques, phiÂloÂsoÂphiques ou Ă©thiques â de cet homme qui a risÂquĂ© sa vie, sans rien attendre en retour, pour sauÂver celle des autres ? Dans quelles forces aât-il puiÂsĂ© pour accepÂter de se ruiÂner les yeux, la sanÂtĂ©, devoir longÂtemps mettre de cĂŽtĂ© sa vie senÂtiÂmenÂtale comme ses aspiÂraÂtions artisÂtiques ? Dans les idĂ©es marÂxistes de son pĂšre, peut-ĂȘtre ? Ce Juif russe exiÂlĂ© en Argentine, pigiste pour le jourÂnal du Bund. Ce pĂšre trop juif pour les Russes, trop rouge » pour la France, qui aura connu une vie dâexpulsions. Tous les enfants Kaminsky naĂźÂtront Ă Buenos Aires, acquĂ©Ârant ainÂsi la natioÂnaÂliÂtĂ© argenÂtine, qui les sauÂveÂra un temps sous lâOccupation. Quand on interÂroge Adolfo sur les concepÂtions poliÂtiques qui auraient pu ĂȘtre Ă lâorigine de son abnĂ©ÂgaÂtion, il nâĂ©voque aucune grande thĂ©oÂrie. Seulement du bon sens. Je connaisÂsais les idĂ©es de mon pĂšre, mais elles ne mâont pas parÂtiÂcuÂliĂšÂreÂment influenÂcĂ©. » La reliÂgion aurait-elle jouĂ© un rĂŽle ? CâĂ©tait une Ă©duÂcaÂtion totaÂleÂment laĂŻque. Nous nâavions pas de reliÂgion. » Ni Ă©duÂcaÂtion scoÂlaire, ni lecÂtures On a eu une Ă©duÂcaÂtion norÂmale, lâĂ©cole priÂmaire, câest tout. Dâailleurs, quand je suis entrĂ© dans le monde du traÂvail, jâavais 13 ans. » Alors quoi, monÂsieur Kaminsky ? Mes parents mâont appris quâun ĂȘtre humain Ă©gale un autre ĂȘtre humain. Quâil soit blanc, noir, quelle que soit sa reliÂgion, sa croyance. Câest un ĂȘtre humain, et tous sont Ă©gaux. CâĂ©tait cela, ma bataille. Il nây a pas de reliÂgion supĂ©Ârieure, il nây a pas de race supĂ©Ârieure, il nây a pas de natioÂnaÂliÂtĂ© supĂ©Ârieure. La race humaine est seule et unique. Les gens utiÂliÂsaient le racisme, câest comÂplĂšÂteÂment imbĂ©Âcile, car les races nâexistent pas », rĂ©ponÂdra-t-il simÂpleÂment. Mais encore ? Rien du cĂŽtĂ© du Parti comÂmuÂniste, des lenÂdeÂmains qui chantent, de la lutte des classes ? Aucune influence, vraiÂment ? Tout juste admetÂtra-il Philosophiquement, je me senÂtais paciÂfiste. » Puis il murÂmure, comme pour lui-mĂȘme JâĂ©tais contre la vioÂlence et mĂȘme contre la mort de lâennemi. Ce nâest pas comme cela quâon rĂ©sout les proÂblĂšmes, en sâentretuant. » StĂ©phane Burlot Ballast DĂšs le dĂ©but de son actiÂviÂtĂ© de fausÂsaire, Adolfo Kaminsky Ă©viÂta lâengagement parÂtiÂsan et refuÂsa touÂjours dâĂȘtre payĂ© pour ses actiÂviÂtĂ©s. Ne pas ĂȘtre payĂ© signiÂfiait pour lui nâavoir Ă obĂ©ir Ă aucun ordre et, plus imporÂtant encore, ne pas ĂȘtre consiÂdĂ©ÂrĂ© comme un merÂceÂnaire Ătre payĂ©, câest ĂȘtre dĂ©penÂdant. Quand quelque chose ne me plaiÂsait pas, je le disais et je ne le faiÂsais pas. Car dans tous les mouÂveÂments, quels quâils soient, il y a touÂjours des extrĂ©Âmistes, des gens vioÂlents, mĂȘme pour la bonne cause. Je disais alors, Oui, lĂ je fais et LĂ , non, je ne suis pas dâaccord. Jâai Ă©viÂtĂ© ainÂsi pas mal de morts, de tous cĂŽtĂ©s. Si jâavais Ă©tĂ© payĂ©, je serais deveÂnu un employĂ© qui aurait dĂ» obĂ©ir et exĂ©ÂcuÂter. JâĂ©tais donc indĂ©ÂpenÂdant ; quelle que soit la force du parÂti poliÂtique, je pouÂvais dire des choses comme LĂ je ne suis pas dâaccord. Je pense que jâai Ă©viÂtĂ© ainÂsi pas mal de dĂ©sastres », ajoute-t-il en souÂriant. Lâencartage dans un groupe poliÂtique ne lui semÂblait pas non plus comÂpaÂtible avec ses actiÂviÂtĂ©s Je nâĂ©tais pas engaÂgĂ© dans un parÂti, car ĂȘtre engaÂgĂ© signiÂfie ĂȘtre connu. On ne peut pas mener une action clanÂdesÂtine en Ă©tant dans un parÂti offiÂciel. » Il ajoute Je ne suis jamais dâaccord Ă 100 %. Donc je fais ce pour quoi je suis dâaccord, et pas les choses quâun parÂti veut impoÂser, mĂȘme si câest la bonne cause. Il y a pluÂsieurs façons de se battre. » Si jâavais Ă©tĂ© payĂ©, je serais deveÂnu un employĂ© qui aurait dĂ» obĂ©ir et exĂ©ÂcuÂter. » Deux Ă©piÂsodes de ses actiÂviÂtĂ©s de fausÂsaire illusÂtrent ce refus dâobĂ©issance. Le preÂmier se passe sous lâOccupation, quand lâun de ses amis lui demande de lâaide, sous couÂvert de rĂ©unir tous les couÂrants de rĂ©sisÂtance juifs les EIF et la 6e, le Mouvement de la jeuÂnesse sioÂniste et lâArmĂ©e juive sous lâappellation dâune hypoÂthĂ©Âtique LĂ©gion juive ». Il le lui assure, la volonÂtĂ© de rĂ©aÂliÂser cette union a direcÂteÂment pour oriÂgine des direcÂtives de Londres, dâailleurs des armes sont prĂȘtes Ă ĂȘtre livrĂ©es â câest du moins ce quâil affirme au jeune Adolfo. Pour cela, il lui faut tous les noms et adresses des membres du laboÂraÂtoire de la rue des Saints-PĂšres et des autres rĂ©seaux. Refus catĂ©ÂgoÂrique du jeune fausÂsaire. Kaminsky ne donÂneÂra aucun nom, mĂȘme Ă son cher ami Ernest. Il nâen livreÂra aucun, au risque de perdre lâamitiĂ© de cette figure tutĂ©Âlaire, renÂconÂtrĂ©e Ă Drancy. Leurs liens se dĂ©noueÂront alors ; le temps donÂneÂra raiÂson Ă Adolfo, qui aura sauÂvĂ© son ateÂlier. Lâagent de Londres menÂtionÂnĂ© par Ernest, qui avait fait la demande de liste, se rĂ©vĂ©Âla ĂȘtre un membre de la Gestapo. Dans cette opĂ©ÂraÂtion, tous les prinÂciÂpaux resÂponÂsables des MJS et de lâAJ furent arrĂȘÂtĂ©s. Et liquidĂ©s. Lâaliyah4 des rescapĂ©s des camps AprĂšs la guerre, le jeune homme refuse de reprendre ses actiÂviÂtĂ©s. TerminĂ© les bains de chiÂmie, les nuits comÂplĂštes Ă veiller. Lâheure est Ă parÂcouÂrir Paris, sa chambre de bois sous le bras, Ă prendre les cliÂchĂ©s dâune ville, certes libre, mais encore endoÂloÂrie et vide. Câest Ă cette pĂ©riode quâil est approÂchĂ© par un ancien membre de lâArmĂ©e juive qui lui demande, de nouÂveau, de proÂduire de faux papiers pour les resÂcaÂpĂ©s juifs laisÂsĂ©s Ă lâabandon, et pour ceux, citoyens venÂdus par les pays euroÂpĂ©ens qui les ont livrĂ©s sans Ă©tats dâĂąme aux nazis. Se posait dĂ©sorÂmais pour eux cette quesÂtion oĂč aller ? Adolfo Kaminsky reprend ses actiÂviÂtĂ©s de fausÂsaire afin dâaider les resÂcaÂpĂ©s des camps Ă Ă©miÂgrer vers la Palestine. Dâabord rĂ©tiÂcent, il finit par accepÂter aprĂšs sâĂȘtre renÂdu briĂšÂveÂment en Allemagne pour constaÂter par lui-mĂȘme le sort de ces resÂcaÂpĂ©s. LĂ , aux abords dâun camp, il voit des hordes dâenfants, totaÂleÂment laisÂsĂ©s Ă lâabandon, errant dans les bois avoisinants. StĂ©phane Burlot Ballast Aujourdâhui, il se souÂvient encore de ces gens qui y vivaient, prĂ©Âsences fanÂtoÂmaÂtiques aux vĂȘteÂments rayĂ©s, attenÂdant un visa pour la Palestine. Adolfo nous raconte cette visite dans ce camp libĂ©ÂrĂ©, qui lâa tant marÂquĂ© Ils nâavaient nulle part oĂč aller. Ils ne vouÂlaient plus retourÂner en Pologne, ni en Allemagne, car ils avaient Ă©tĂ© traÂhis. La Palestine Ă©tait sous proÂtecÂtoÂrat briÂtanÂnique et seul un trĂšs petit nombre avait le droit dây aller par annĂ©e. Ces gens-lĂ Ă©taient resÂtĂ©s dans les camps, ils nâĂ©taient plus malÂtraiÂtĂ©s, ils Ă©taient mieux nourÂris, mais ils mouÂraient quand mĂȘme dans la misĂšre. CâĂ©taient des Polonais, des Français⊠Tous ces gens ne vouÂlaient plus ĂȘtre Ă©tranÂgers dans leur pays. En Palestine, les deux comÂmuÂnauÂtĂ©s vivaient encore en paix, les Juifs et les Arabes, ils cohaÂbiÂtaient. Cela aurait pu contiÂnuer ainÂsi, câĂ©tait trĂšs bien. Jâavais moi-mĂȘme lâintention dây aller mais quand il y a eu la crĂ©aÂtion de lâĂtat dâIsraĂ«l avec une reliÂgion dâĂtat, pour moi câĂ©tait inadÂmisÂsible, câĂ©tait recomÂmenÂcer les injusÂtices et le racisme. » Adolfo Kaminsky ne se consiÂdĂšre pas comme sioÂniste. Simplement, lâidĂ©e que chaque indiÂviÂdu, surÂtout sâil est en danÂger, doit pouÂvoir cirÂcuÂler libreÂment reste fondamentale. En Palestine, les deux comÂmuÂnauÂtĂ©s vivaient encore en paix, les Juifs et les Arabes, ils cohaÂbiÂtaient. Cela aurait pu contiÂnuer ainÂsi, câĂ©tait trĂšs bien. » Câest ainÂsi quâil sâengage un temps au serÂvice de lâAliyah Beth, un rĂ©seau clanÂdesÂtin dâimmigration des resÂcaÂpĂ©s des camps, jusquâĂ ce que le groupe Stern, trĂšs actif, lui comÂmande un jour un sysÂtĂšme dâhorlogerie Ă retarÂdeÂment, visiÂbleÂment desÂtiÂnĂ© Ă une action terÂroÂriste â chose Ă laquelle Adolfo, paciÂfiste convainÂcu, sâest touÂjours oppoÂsĂ©. Lâattentat vise Ernest Bevin, ministre des Affaires Ă©tranÂgĂšres de Grande-Bretagne, grand oppoÂsant Ă lâimmigration juive et antiÂsĂ©Âmite notoire. Mais Adolfo refuse de parÂtiÂciÂper Ă la mort de quelquâun, mĂȘme en sachant quâun autre se charÂgeÂra de le faire. Il fera le choix de fabriÂquer la montre qui devait enclenÂcher le dĂ©toÂnaÂteur de la bombe⊠tout en sâassurant quâelle ne puisse jamais exploser. De lâantifascisme Ă lâanticolonialisme Sans son engaÂgeÂment pour les AlgĂ©riens, le rĂ©cit de la vie dâAdolfo Kaminsky serait incomÂplet. Le fausÂsaire a en effet Ă©tĂ© membre des rĂ©seaux Curiel et Jeanson qui aidĂšrent Ă la lutte pour lâindĂ©pendance de lâAlgĂ©rie. LĂ encore, il se rĂ©volte contre le racisme et lâinjustice. Le sort des AlgĂ©riens de mĂ©troÂpole, vicÂtimes de disÂcriÂmiÂnaÂtion et humiÂliaÂtions publiques », lui est insupÂporÂtable Toutes ces guerres, y comÂpris la guerre dâAlgĂ©rie, câĂ©taient des guerres inutiles. Pour lâAlgĂ©rie, la dĂ©coÂloÂniÂsaÂtion Ă©tait irrĂ©ÂverÂsible. Donc il falÂlait quâil y ait le moins de morts des deux cĂŽtĂ©s. Je ne me suis pas batÂtu pour les AlgĂ©riens contre les Français. CâĂ©tait pour quâils ne sâentretuent pas et vivent en paix. CâĂ©tait cela ma bataille. » Il se met, Ă nouÂveau, Ă fabriÂquer des faux papiers et parÂtiÂcipe Ă un proÂjet rocamÂboÂlesque dâinonder la France de fausse monÂnaie si le pays devait refuÂser dâouvrir les nĂ©goÂciaÂtions. Mais les accords dâĂvian sont signĂ©s, et lâĂ©norme quanÂtiÂtĂ© de fausse monÂnaie brĂ»le en un grand feu de joie. StĂ©phane Burlot Ballast Si la suite le dĂ©senÂchante â rĂ©volÂtĂ© quâil est par les luttes fraÂtriÂcides entre les AlgĂ©riens, deveÂnus souÂveÂrains â, il demeure fier dâavoir contriÂbuĂ© Ă ce comÂbat Je suis un ancien moudÂjaÂhid pour lâAlgĂ©rie », glisse-t-il en se redresÂsant lĂ©gĂšÂreÂment. On mâinvite souÂvent lĂ -bas ». LĂ -bas », câest ce pays oĂč il vivra une dizaine dâannĂ©es, dans la dĂ©cenÂnie 1970, pour y fonÂder une famille. Et lĂ encore, ses connaisÂsances en chiÂmie se rĂ©vĂšlent prĂ©Âcieuses Jâai créé en AlgĂ©rie un laboÂraÂtoire spĂ©ÂciaÂliÂsĂ© pour aider les ouvriers Ă dĂ©terÂmiÂner les traÂvaux danÂgeÂreux et leur apprendre Ă se proÂtĂ©Âger. On mâa bomÂbarÂdĂ© ingĂ©Ânieur en hygiĂšne et sĂ©cuÂriÂtĂ©. CâĂ©tait mon titre. » QuâIsraĂ«l ne soit pas deveÂnu un pays mixte et quâune reliÂgion dâĂtat y soit la rĂšgle lui cause alors une autre grande dĂ©sÂilluÂsion. En tant quâathĂ©e convainÂcu, Adolfo Kaminsky nâentend plus faire son aliyah ce qui lâintĂ©resse, câest la persÂpecÂtive dâun pays soliÂdaire, colÂlecÂtiÂviste et surÂtout laĂŻc. Utopiste ? Oui, en un sens je suis et reste utoÂpiste. Pour moi, lâĂ©galitĂ© absoÂlue doit ĂȘtre la seule base », reconnaĂźt-il. LĂ -bas, câest ce pays oĂč il vivra une dizaine dâannĂ©es, dans la dĂ©cenÂnie 1970, pour y fonÂder une famille. » Dâautres causes suiÂvront des luttes de libĂ©ÂraÂtion sud-amĂ©ÂriÂcaines Ă celles menĂ©es contre le Portugal de Salazar, lâEspagne de Franco, la GrĂšce des coloÂnels, contre lâapartheid et en souÂtien Ă lâANC â misÂsion qui sera pour lui la derÂniĂšre, sa clanÂdesÂtiÂniÂtĂ© lui Ă©tant moins Ă©viÂdente Ă garanÂtir. De faux papiers encore, touÂjours, des causes Ă souÂteÂnir, Ă aider, avec la paix en ligne de mire. Et aujourdâhui, pour quelle cause sâengagerait-il ?, lui demanÂdons-nous. Adolfo rĂ©flĂ©Âchit Des causes, il y en a des milÂliers. Il y a aujourdâhui tous ces gens qui fuient leur pays en guerre, mais ce nâest pas posÂsible, cela a pris des proÂporÂtions qui ne devraient pas exisÂter. » Et puis le monde actuel, oĂč tout devient immaÂtĂ©Âriel, papiers dâidentitĂ© comme argent, lâindiffĂšre On peut touÂjours falÂsiÂfier des papiers. Mais câest un autre monde ; il y a les gens qui traquent les cartes banÂcaires, qui arrivent Ă sorÂtir de lâargent dâautres perÂsonnes par Internet. Je ne connais pas ce monde et il ne mâintĂ©resse pas. » Quand on Ă©voque avec lui les bases de donÂnĂ©es qui recensent les noms de tant de perÂsonnes sous prĂ©Âtexte de sĂ©cuÂriÂtĂ© », il hausse lĂ©gĂšÂreÂment les Ă©paules et rĂ©pond De toute façon le monde ne change pas. Malheureusement. Ce qui difÂfĂšre, ce sont les appelÂlaÂtions, câest tout. » Adolfo Kaminsky en convient il est difÂfiÂcile de dĂ©terÂmiÂner contre quoi lutÂter, dĂ©sorÂmais, dans une sociĂ©ÂtĂ© oĂč tout semble diluĂ© et sans Ă©lan. Aujourdâhui, on est dans une guerre de lâargent. Les traÂvailleurs sont presÂsĂ©s au maxiÂmum, on ne parle que dâemplois supÂpriÂmĂ©s. Câest lâargent avant tout, lâargent pour enriÂchir les riches. Câest cela, la France dâaujourdâhui. Lâargent et les intĂ©ÂrĂȘts de quelques-uns. » Mais, Ă©terÂnel optiÂmiste, Adolfo temÂpĂšre Il y a lâespoir du rĂ©veil de la conscience des gens. Moi, je ne peux plus rien faire. Sâils ne se rĂ©veillent pas, ils le regretÂteÂront... » StĂ©phane Burlot Ballast Un faussaire sans papiers Quel paraÂdoxe pour ce fausÂsaire que de sâĂȘtre retrouÂvĂ© si souÂvent sans papiers ! On pourÂrait y voir un clin dâĆil facĂ©Âtieux de la vie. Au lenÂdeÂmain de la guerre, Adolfo Kaminsky est menaÂcĂ© dâune mesure dâĂ©loignement, faute de pouÂvoir prouÂver sa natioÂnaÂliÂtĂ©. Il sâen indigne. Et quand il rejoint le rĂ©seau de lâAliyah Beth, les preÂmiers papiers quâil fabrique sont⊠pour lui, lui qui a comÂbatÂtu pour la libĂ©ÂraÂtion dâun pays dans lequel il estime alors dĂ©sorÂmais avoir toute sa place. Des annĂ©es plus tard, lâhistoire se rĂ©pĂšte en AlgĂ©rie, quand il souÂhaite Ă©pouÂser LeĂŻla Adolfo nâĂ©tant pas musulÂman, le mariage doit ĂȘtre contracÂtĂ© Ă GenĂšve. Et comme ce mariage nâa pas Ă©tĂ© enreÂgisÂtrĂ© en AlgĂ©rie, son fils aĂźnĂ©, Atahualpa, sera dĂ©claÂrĂ© au consuÂlat⊠argenÂtin Ce nâĂ©tait pas simple », admet-il, constamÂment Ă©tonÂnĂ© de ces mĂ©andres admiÂnisÂtraÂtifs qui enferment lâĂȘtre humain dans des rets absurdes. Lorsquâil dĂ©cide de renÂtrer en France Ă la fin des annĂ©es 1980 en raiÂson de la monÂtĂ©e de lâislamisme en AlgĂ©rie, il se heurÂteÂra au mĂȘme Ă©cueil. Par ailleurs, la reconÂnaisÂsance de son pasÂsĂ© a pris du temps, par lâĂtat franÂçais ». Nulle amerÂtume dans sa voix un simple constat. Adolfo Kaminsky a touÂjours interÂroÂgĂ© son action. Avec intranÂsiÂgeance. Sâil falÂlait transÂgresÂser la loi pour sauÂver des gens, il lâa fait sans aterÂmoieÂments ni Ă©tats dâĂąme. Mais il aura touÂjours Ă©tĂ© attenÂtif Ă ce que ses connaisÂsances et son savoir-faire ne servent que des causes qui lui paraissent lĂ©giÂtimes. Pour lui, toutes ses actions nâont Ă©tĂ© que la suite logique de son engaÂgeÂment dans la RĂ©sistance. Ses enfants eux-mĂȘmes apprenÂdront sur le tard, et presque par hasard, le pasÂsĂ© de leur pĂšre. Sa fille, Sarah, lui consaÂcreÂra un livre, basĂ© sur leurs entreÂtiens, Adolfo Kaminsky, une vie de fausÂsaire En 1944, jâai comÂpris que la liberÂtĂ© pouÂvait se gagner par la dĂ©terÂmiÂnaÂtion et la braÂvoure dâune poiÂgnĂ©e dâhommes. LâillĂ©galitĂ©, tant quâelle ne bafouait ni lâhonneur ni les valeurs humaÂnistes, Ă©tait un moyen sĂ©rieux et effiÂcace Ă enviÂsaÂger. Ă ma façon, et avec les seules armes Ă ma disÂpoÂsiÂtion â celles des connaisÂsances techÂniques, de lâingĂ©niositĂ© et des utoÂpies inĂ©branÂlables â, jâai penÂdant presque trente ans comÂbatÂtu une rĂ©aÂliÂtĂ© trop pĂ©nible Ă obserÂver ou Ă subir sans rien faire, grĂące Ă la convicÂtion de dĂ©teÂnir le pouÂvoir de modiÂfier le cours des choses, quâun monde meilleur resÂtait Ă invenÂter et que je pouÂvais y apporÂter mon concours. Un monde oĂč plus perÂsonne nâaurait besoin dâun fausÂsaire. Jâen rĂȘve encore. » Au cours de la converÂsaÂtion, nous lui parÂlons dâune petite fille de notre connaisÂsance, ĂągĂ©e de 8 ans, inconÂsoÂlable depuis quâelle a appris lâexistence de ces camps oĂč des enfants de son Ăąge ont perÂdu la vie. Cette petite fille nâa pu ĂȘtre calÂmĂ©e quâen appreÂnant que des hommes comme lui exisÂtaient ; Adolfo, attenÂtif, se tait, souÂrit de nouÂveau et dit, lĂ©gĂšÂreÂment Je sers au moins Ă quelque chose. » Ăclaireurs israĂ©Âlites de France.âMensch signiÂfie, en alleÂmand, ĂȘtre humain ». Et, en yidÂdish, perÂsonne dâinÂtĂ©ÂgriÂtĂ© et dâhonneur ».âFondĂ© en 1897, ce mouÂveÂment entenÂdait dĂ©fendre les Juifs dans une optique sociaÂliste et antiÂsioÂniste.âLâaliyah est un mot hĂ©breu dĂ©signant lâacte dâimmigration en Terre sainte » par un Juif.â REBONDS â° Lire notre entreÂtien avec Dominique Vidal La lutte contre lâanÂtiÂsĂ©ÂmiÂtisme doit se mener en Occident comme dans le monde araÂbo-musulÂman », juin 2018 â° Lire notre entreÂtien avec Michel Warschawski Il y a une civiÂliÂsaÂtion judĂ©o-musulÂmane », mars 2017 â° Lire notre entreÂtien avec Edgar Morin Il y a touÂjours eu deux France », fĂ©vrier 2017 â° Lire notre entreÂtien avec Alain Gresh On peut ĂȘtre croyant et rĂ©voÂluÂtionÂnaire », novembre 2016 â° Lire notre entreÂtien avec Ivan SegrĂ© Ătre Ă lâaffut de toutes les converÂgences proÂgresÂsistes », sepÂtembre 2016 â° Lire notre article Marek Edelman rĂ©sisÂter », Ămile Carme, novembre 2015 PubliĂ© le 01 mars 2019 dans Antiracisme, Histoire, Portraits
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